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En septembre 2025, je décide de rouvrir ce journal non-intime. Le hasard d’une navigation sur « The Wayback Machine » m’a renvoyé à ce projet perdu à cause d’un piratage, cette archive fragile conservée au milieu d’autres vestiges numériques. Je m’y suis retrouvé comme devant une chambre close, restée intacte et poussiéreuse où les phrases de mes vingt ans bourdonnaient encore. Il est temps de les corriger vingt ans plus tard, de les trier, de leur rendre un ordre. Effacer les maladresses de l’époque ? Non. Je vais essayer de leur donner à nouveau une voix. J’ouvre ce journal là où il s’était figé et je vais tenter d’en continuer le fil, comme si chaque guêpe retrouvée à cette époque pré-émancipatoire avait attendu jusqu’ici.
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En 2003, je commençais à accepter cette part de moi qui désirait, plus fort encore que ce mot, brûlait, explosait, irradiait de les avoir toutes à moi. Une possession, une collection. Dans ma chambre, elles apparaissaient une à une : parfois vives et insomniaques, parfois déjà couchées, prêtes à rejoindre l’alignement discret. Ça me saoulait. La solution s’offrait à moi : l’exorcisme de ce manège. J’étais curieux de connaître mon endurance, d’observer mon corps dans ce comportement, de profiter enfin de sa jeunesse… J’attisais, je guettais… une gifle terrible dans ma tronche. Je passais à l’acte des mots pour ne pas faire de bêtises. Je me lavais de cette culpabilité qui n’avait aucune raison de naître, comme le tartre de mes dents. J’avais honte de parfois les confondre…
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«Cetusss, quant à lui, a délibérément déjoué le piège narcissique dans lequel l’invitation à tenir son journal risquait de le faire tomber. En s’inventant un personnage sans cesse contradictoire, il nous interdit toute curiosité naïve et tout voyeurisme. Ou plutôt il se joue de nos complaisances : l’auteur de ce journal est-il cet étudiant propre sur lui, pensant à faire ses révisions et à se laver les dents, et qui écrit clairement ce qu’il pense de la personnalité de ses profs et de la qualité de leur enseignement ? Est-il le touchant ami de Julibellule et le père si affectueux du petit Elvisss ? Ou bien est-il cet émule de Guyotat n’hésitant pas à photographier des pages couvertes de son sperme ? Autrement plus inquiétant, ne serait-il pas, au bout du compte, ce type aux pensées troubles, à la sexualité ambiguë, à la personnalité dangereuse (vraiment un assassin ?) que l’on croit découvrir de ligne en ligne… Voilà un journal, en somme, plutôt rempli de suspense et surprenant par sa forme. On s’étonne, en effet, devant la variété des moyens dont Cetusss (quel étudiant modèle se cache derrière ce pseudonyme ?) a disposé pour mener à bien cette invention déconcertante, renvoyant l’amateur de journaux intimes au rayon des romans noirs… » -- Extrait de l’Introduction de Gilles Froger, Un même temps, un même lieu : Hors série de Parade n°2 (Créée en janvier 2003, Parade est une revue d’art et de littérature réalisée au sein de l’ERSEP).
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Introduction de l’épisode : vue étoilée d’un échantillon d’univers puis de la Terre. Jake Sisco, son père Benjamin et le médecin Beverly Crusher sont dans la chambre d’un hôtel parisien. L’endroit est clean : une suite bourgeoise. Ils doivent impérativement quitter ce lieu pour retourner à bord de l’Enterprise. Ils se rendent dans la cabine de douche pour y attendre la téléportation, d’abord Benjamin, suivi du fils et du médecin, mais Jake, en début de téléportation, s’avance vers les interrupteurs de la salle de bains : ils avaient oublié d’éteindre les lumières… Je vois alors le médecin Crusher à bord de l’Enterprise, seule, sans Jake… Le fils de l’Emissaire est dans une poche ou cabine d’air respirable, coincée dans un morceau d’épave de vaisseau spatial en orbite autour de la Terre… Il crie : « Au secours ! » Musique. « Space, the final frontier. These are the voyages of the Federation’s starship Enterprise. Its continuing mission: to explore strange new worlds, to seek out new life and new civilizations, to boldly go where no one has gone before… » Musique. Fondu au noir. Puis, plan sur Jake. Il essaye de se calmer afin de ne pas gaspiller l’oxygène qui lui reste. Faire durer son temps de survie le temps que l’Enterprise le retrouve et le téléporte à son bord. Nous restons avec Jake essoufflé. Solidarité spectatrice. Quelques heures plus tard, Jake commence à tourner de l’œil. Il aperçoit vaguement une lueur très blanche et froide. Il y a beaucoup de poussière, des nuages. Jake comprend qu’il tournait en orbite autour de la Terre, mais suffisamment proche d’un autre astre pour être attiré par sa force d’attraction. Jake va s’écraser sur la Lune. Il tombe dans les pommes. Jake se réveille sain et sauf sous les caresses d’une femme habillée étrangement. Il lève les yeux pour voir la Terre de l’autre côté du dôme vitré… Nous apprenons que l’homme a colonisé la Lune au point d’y trouver l’air respirable et une gravité presque équivalente à celle de la Terre. Un peuple de nomades abandonnés de toute autre civilisation. Jake se remet doucement de sa chute, ne comprenant toujours pas pourquoi l’Enterprise ne le retrouve pas. La main sur la nuque, il fait le tour des habitations et des cultures. Il lui semble reconnaître une des femmes occupées à cueillir des bananes… Elle est belle. Il n’en croit pas ses yeux. Il s’agit de sa mère. Retrouvailles. J’apprends qu’elle s’est écrasée comme son fils, sur cette Lune, après que son vaisseau a été abattu par la flotte du Dominion. Elle trouve étonnant que la Fédération ne connaisse pas leur existence. Il avait toujours semblé le contraire à Jake, qui émet intérieurement l’hypothèse d’avoir été non seulement téléporté de travers mais aussi propulsé dans une autre dimension. Ils sortent de leurs réflexions : le village est attaqué. Sa mère nous apprend alors l’existence d’une tribu de vampires s’arrangeant pour faire disparaître un à un chaque membre de la colonie. Jake et quelques hommes du village mettent au point un plan d’attaque et se rendent à une embuscade pour affronter de face l’ennemi. Ils découvrent que c’est en perçant le front des vampires qu’ils arrivent à les exterminer. Le combat est long, le sang fuse, les blessures se collectionnent… Enfin, tous les vampires se retrouvent le front percé de pieux improvisés à l’aide de divers bambous et cannes… Réduits en poussière. Un des monstres se relève pourtant… Jake comprend qu’il s’agit du premier vampire venant de la Terre qu’ils ont en face d’eux. Ce dernier raconte son arrivée sur la Lune par accident et explique son désir de constituer sa propre communauté en transformant quelques autres piégés de cet astre. De cela, il en a marre. C’est le cœur qu’il faut viser. Paf, le dernier vampire est décimé. L’Enterprise arrive près de cette Lune dans cette autre dimension et téléporte Jake à bord. Il leur raconte son aventure. Le commander Deana Troï, seule Bétazoïde du vaisseau, ressent une menace encore plus grande sur la Lune. Rien ne semble finir. Benjamin se demande s’il ne va pas sauver le sosie de sa femme, toute la population. Jake cherche à savoir qui peut bien être cette menace pour cette population lunaire… Nous sommes sur la Lune, une musique inquiétante me signale la prochaine découverte de cette menace en question. Nous sommes dans les bananeraies, prêts à surprendre cette menace… Puis une silhouette. En même temps, nous entendons commander Troï nous dire que ce qu’elle ressent est une présence immense, comme si la Lune elle-même se réveillait prête à engloutir les parasites de sa surface… La silhouette d’une femme se retourne et nous suivons un zoom vers son œil droit, dur, sombre. Puis, alors que je suis persuadé que la mère de Jake est la menace en question, le plan suivant me donne la vision d’une bête couleur pâle et neutre, de pierre de lune, les beaux yeux tendres et froids de meurtre, la bouche s’entrouvre pour y laisser apparaître une rangée de dents plus brillantes que n’importe quel diamant terrien… À bord de l’Enterprise, ils ne détectent plus aucune vie humaine à la surface de la Lune… Le capitaine décide de repartir dans leur dimension, laissant ce mystère non résolu derrière eux. Fin de l’épisode – générique – je me réveille.
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Tous les ans, c’est la même chose. Cette année, elles sont plus d’une dizaine sur les vitres de ma porte-fenêtre. Elles me faisaient peur avant que je ne leur propose de courir sur ma peau, sans aucune agressivité. Je les ai observées plusieurs minutes. Parfois elles se regroupent pour échanger des secrets — forcément, puisque je n’entends rien. J’ai décidé d’ouvrir la fenêtre pour leur laisser le choix : savoir si ce lieu est choisi, connaître le rôle qu’elles me prêtent. Aucune panique, aucune prison pour personne. Life is magic. Elles reviennent, comme tout fantôme digne de ce nom.
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Énervé. Tout me remonte, un goût âpre au fond de la gorge, ce frottement des néons sur les yeux. Pourquoi tant d’agressivité, pourquoi ce théâtre minable sur un parking qui respire la gomme usée et la peinture ? La mère qui se tient droite, regard accusateur, protectrice autoproclamée et moi, le bon conducteur qu’on pointe du doigt — tout cela me paraît creux, mal joué. Elle a bu l’éclairage artificiel, avalé des enseignes, incapable d’élever autre chose que des silhouettes. Le vieux cycliste, panse collante d’autocollants, roule où bon lui semble, jamais sur la bande prévue ; et cette insolence déclenche en moi une bile noire : est-ce leur vie qui m’empoisonne ? Leur aigreur, leur inaction, ce manque de relève qu’ils portent comme une rancune qui ne sait où se poser. J’ai envie de pulvériser le bruit, d’avoir une voiture en caoutchouc qui rebondit sur les mots vides, d’écraser l’imbécile théâtre des comédies quotidiennes — pas des corps, non, juste l’édifice, les façades. Qu’ils restent, qu’ils ferment les yeux, qu’ils apprennent, si possible. Petite main blanche et frêle, papillon immaculé, échappe-toi de la jarre ; plonge hors de ce cirque, sois autre.
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Je le sens encore, le livre chaud dans la paume — Génie divin, Dustan, et ça part comme un coup de cloche, sec, net : wow. Clairvoyance tranchante, recul qui décape, et puis son folklore qui remonte, inévitable, combustible — je reste là, impressionné, tout ébouriffé. Ce type tient la main du feu, maître peut-être, oui — à voir, à lire d’autres brûlures de lui. Je prends, je jette, geste court, impulsif, comme qui se débarasse ou s’empare. Et la peur, qui revient, sourde, serrée au plexus : j’ai peur. Peur de la maladie — « la maladie » — ce mot qui rentre et qui ne veut plus sortir.
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Je suis avec lui. Hétéro, retenu, mais le lit partagé malgré tout. Nous dormons ensemble, nous faisons l’amour qu’il découvre, surpris du plaisir. Notre chambre, puis deux pièces jumelles : d’un côté la foule, le public silencieux qui attend, de l’autre la ruche, vibration jaune et noire. Nous tombons de fatigue, dialogue sans mots. Réveil seul : je sens qu’il est parti travailler. Autour de moi, les guêpes. Individuelles, muettes. Mon corps couvert de dards, mais ce ne sont pas des armes : plumes, pointes fines plantées dans ma chair. Je ne saigne pas. J’entends l’encre circuler. Je comprends alors : elles écrivent en moi. Les guêpes sont ma page. Leur piqûre, mon écriture. Je me réveille.
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Les pompiers sont venus éradiquer les nids au-dessus de chacune de nos portes-fenêtres, sur le balcon. Celle de ma soeur, puis la mienne. Après avoir obtenu leur autorisation pour les filmer, je me suis placé le dos contre la rambarde, avançant le long de celle-ci selon leurs indications, prévenant toute attaque de l’essaim violé. Parfois ils parlaient et je ne répondais pas : quand je filme, je veux rester le spectateur le plus muet possible, même si la situation leur paraît étrange. Ils m’enseignent la boue, les dangers de retrouver mon plafond sur le lit avec le nid. Ils nous demandent de ne plus aller dans nos chambres. Impossible d’obéir. Surveiller ensuite : dans trois jours, vérifier si les guêpes sont de retour, puis attendre le retour des parents pour ôter les tuiles scellées.
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Je m’occupe des contours de la tache d’Elvisss, transferts numériques, décalcomanies, je passe, je glisse, je touche. Puis je « colorie », mais d’une manière qui n’appartient qu’à moi : je remplis la surface des cadavres de guêpes, rangées, serrées, mortes-vives. Toile entière, peut-être couverture, peau de livre, respiration du livre. Je me réveille, ou me crois réveillé et je vois leurs âmes, petites flammes captives, enfermées dans un ex-pot de pâté. Comment les photographier ? Comment attraper le souffle, le dedans, le dehors, toutes, sur le papier, sur la vitre du scanographe ? Je touche, je soulève, je sens, je ne sais pas encore. Chaque image sera multiple, vivante, chaque cadavre un cœur qui bat dans ma main.