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Boule au ventre. Je ne comprends pas, plus aucun gras ne passe. Je n’ai pas envie de dire crûment ce que ça fait au corps. Est-ce nerveux ? Une I.S.T. ? Si c’est ça, comment j’ai pu… ? Un cancer ? Mon anxiété peut-elle faire ça ? Je crois au psychosomatique, je crois que ça peut créer tout ça. Et ce cercle… ce cercle me retourne, me retourne encore, jour après jour. Je me sens sale, impure, et je déteste ça. Pourquoi je ne vais pas voir un médecin ? Je n’ai pas confiance. Et ça non plus, je ne le comprends pas. Je suis effrayant.

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Plus aucune guêpe. Toutes mortes. Ruche rasée, vide, silence jaune et noir qui pèse et qui pue. Ce petit génocide — qu’est-ce qu’il veut me dire ? Qu’est-ce qui me liait à elles, moi, si proche et si fragile ? Je re-visionne les rushes de la tuerie, compulsif, cherchant une trace, un signe, un tremblement dans la vidéo. Ruche = rushes. Katherine, le miel, et la boue… cette boue qui reste, collante, saturée. Et cette boue peut s’effondrer, faire tomber un plafond, écraser les dormeurs d’en dessous ou pire, les réveiller en catastrophe. Tout se mêle, viscères et images, souvenirs, images, peur, et moi dedans, tremblant.

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Je suis dans la pièce et je m’observe du plafond. Une table seule, bois clair, petite. Le plancher et lui, mon homme fantôme, assis, mon amour, coudes posés, sage, immobile. Je descends vers lui, je regarde ses hésitations, ses gestes ralentis, fragiles. Je m’assois sur lui, ventre contre ventre. Sa main glisse dans mes cheveux, je pleure, je me fonds, je tombe. Je le fellationne, la vision de son gland magnifique me hante, brûle mes yeux, mes mains. Et soudain je dérape, je tombe, trempé, au milieu d’un bac de jardin, poissons autour, nageant, glissants, froids. J’en sors intact, tremblant. L’après-midi s’écoule, sec, je me prépare à me coucher. Je retire mon froc — un petit poisson rouge s’échappe, tombe sur le sol comme mort, sec, immobile. Je lui donne de l’eau, je le réanime. Mais il y a autre chose, dans mon pantalon, une carpe, grise et bleue, gluante, grande comme moi, un mètre quatre-vingt-un. Je la porte, comme une mariée, je la dépose dans la baignoire, je l’arrose du pommeau de la douche et je découvre qu’elle est une sirène. Je me réveille.

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Puis ma mère eut un nouveau fils. Medhi, avec un « i ». Elle le porte, l’enserre dans ses bras, le protège comme si le monde pouvait l’atteindre. Je regarde, méfiant et j’attends qu’elle quitte la pièce pour m’approcher, pour sentir ce petit corps, pour parler, pour toucher. Il m’est familier immédiatement. Je sens qu’il m’aime, qu’il s’accroche déjà à moi. Petit bout d’homme. Je lui montre les animaux hybrides d’un livre pour enfant. Ridicule que ces créatures n’existent pas, pas comme celles que j’ai connues. Mais lui, il ne saurait reconnaître une girafe si elle se tenait devant lui. Kosuthienne conception du nom propre. Peu importe. L’imaginaire suffit. Peut-être qu’il n’y a même pas d’animaux. Medhi me parle par télépathie. Il veut que je le porte, je le porte. Il veut voir papa, je cherche papa. Je veux le protéger de la castration, de la folie de mes parents. Quelque part, je veux être celui qui s’occupe de Medhi. Il s’endort sur le fauteuil. Je passe devant son petit nez, ses yeux s’ouvrent grands, regard d’amour, pur, nu. Je suis fier, brûlant de fierté. Je lui dis qu’il arrive un peu en retard, je le rassure : je prendrai le temps de tout lui raconter. Je veux lui montrer mon travail de plasticien, la liberté, le repère, le choix. Baiser sur ma joue. Mais où dormir ? Mon père propose une pièce au milieu du couloir, traversée par tous. Non, pas ça, pas ce passage dans sa bulle, pas ça, les vieux ont déjà violé trop de nôtres. Une chambre d’ami, découpée ? Trop petite. Au-dessus de l’escalier ? Non. Un placard à balai ? Impensable. Bleu sur les murs. L’affichage parental remplacé par un monde ouvert, choisi par lui, par Medhi. Je me réveille. Mon âge me frappe. Si j’ai un enfant aujourd’hui, quand il aura 25 ans, j’en aurai 50. Aurai-je un enfant ? Mon fils virtuel sera-t-il mon éternel enfant, celui qui vient me protéger en rêve, qui me donne raison d’être ? Et si je tombais malade, si je mourais avant qu’il atteigne son quart de siècle ? Inhumain. Je me réveille encore et le vide laissé par Medhi me brûle, cette absence me ronge. Peine aigue qui traverse. Il est au fond de moi, tambour de l’horloge biologique, rythme que je sens battre. Je l’aime. Il est Elvisss. Et Elvisss voulait me dire quelque chose…

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Qu’est-ce qu’il était en train de comprendre pour me balancer sa haine à la gueule ? Que je n’étais plus son objet ? Définitivement plus « son fils » ? Les choses prenaient enfin la tournure que j’espérais : je me libérais d’eux, je me dés-en-castrai. Mes géniteurs… pas vraiment des êtres humains. Qu’étaient-ils ? Je savais que je ne voulais pas vivre leur vieillesse ratée, leurs corps fatigués, leurs gestes tristes. Ils me traitaient comme ils voulaient que je sois : raté, lâche, inutile… Je ne les plaignais même pas, ils avaient le choix. Je n’endossai pas leurs résolutions néfastes. Je leur avais tendu la main, encore et encore. Je me devais d’avancer. Je revendiquais mon humanité et je fis tout pour la nourrir, pour la préserver. Qu’ils régressent sans moi ! Observateur alors, je voyais qu’il y avait de quoi devenir fou, de quoi rire aux éclats et surtout de quoi créer. Je me réveillais de cette rage, de cette tension et déjà je sentais flotter dans mon futur un souffle invisible. J’étais en colère, mais je savais que je regarderais bientôt tout ça avec recul. Les parents gagneraient en sagesse, en lenteur, en calme presque lumineux. Moi ? J’aurais gagné en paix. Ce futur m’accompagnait comme un pouls secret, me donnant la force de continuer, de ne pas me laisser engloutir par leurs anciennes ombres, de pousser plus loin, d’écrire, de créer, de respirer… enfin libre.

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Il m’offrait une boîte aux lettres vide. Z n’écrivait à personne. Je l’interprétais comme sa demande, à moi : ne plus exister pour lui. Le monde, hormis lui, pouvait m’y écrire. Cet objet était aussi le creusé de quelque chose, un cadeau qu’il me faisait, une arme à vivre. Une alerte, sûrement : mon cœur se desséchait. Trois ans que mon cœur se fermait. Je pensais à lui avec tendresse, et même face à face il devenait un souvenir. Que pensait-il de moi ? Je restais ému et fier de l’avoir connu. Z était un exemple d’humanité. Sa clairvoyance dérangeait le commun des mortels. Reste discret ou endoctrine ! Prends soin de toi, Z. Tu n’avais pas besoin de vivre au royaume des sourds pour que je t’écoute, je l’ai toujours fait.

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Tout l’amour qu’on ne me dit pas, qu’on ne veut pas me montrer — et la nuit qui ramène des images lourdes : ce militaire aux ailes coquillage, sa torture d’Arcadie, comment savoir, comment comprendre ? Puis je suis seul, perdu au milieu d’un champ de blé infini, coucher de soleil éternel, lumière jaune chaude, comme si la fin flottait sans jamais venir. Et puis le taureau charge — celui que j’avais tué devant la foule, arène, ses cicatrices grosses comme des cartes et je reconnais ma signature sur sa peau. Il fonce sur le lâche. Je fuis, je me cache, sans peur, juste le poids d’avoir fait le mal et l’heure qui sonne pour payer. J’étire le moment, je recule la dette pour tenter de comprendre mes gestes : suis-je un catalyseur ? Les ai-je sauvés ? Le taureau est tout proche, un épi nous sépare, on ne se voit que par les sons, comme un film sur pause. Les battements de nos cœurs, les flux de sang qui nous relient — je me trouve mille raisons de faire vivre Z à travers le Mark de « J.S.U.S. », j’ai besoin de lui vivant, je dépends de ce fantôme sans m’y sentir pris. Lui, le seul qui ait dit « je t’aime » — j’ai eu raison de le croire. Je suis réveillé depuis un moment déjà ; le ventre dur, plein de maux, saturé des souvenirs de nos baisers vrais.

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Chère Fabienne, J’espère que tu vas bien. Je tiens à te remercier pour tes coloriages, tes cadeaux, tes lettres ! Je suis impressionné de voir comment tes ruses te permettent d’arriver (apparemment toujours) à tes fins… Sacrée Fabienne ! J’ai reçu une carte du Morbihan datée du 14 août. Elle est arrivée à la maison sans timbre ! Oui, ne perdons pas espoir : les postiers ne sont pas tous débiles et ils arrivent à lire ton écriture. Quel cadeau ! Sincèrement merci ! Ouf aussi, je n’ai pas eu d’amende. Tu as bien rempli le côté « expéditeur », mais avec moins de soin, sans doute pour ne pas être poursuivie. Sous tes airs innocents… Je sais bien que la poste a augmenté ses tarifs, mais quand même. Remarque, je suis jaloux : j’aimerais aussi pouvoir faire mes envois postaux gratuitement. Je me répète, sacrée Fabienne ! J’espère que tu fais attention à toi, que tu refuses facilement les bonbons, que tu réalises que c’est pour ton bien. T’arrive-t-il parfois de dire « non, merci » à table ? J’espère que tout le monde va bien au foyer et au boulot. Tu salueras tout ce petit monde de ma part. De mon côté, je travaille toujours en tant qu’adjoint à la communication d’une association à Douai (A.P.E.P.A.C.), et j’attends ma rentrée en licence d’arts plastiques en octobre sur Tourcoing. Je combinerai les deux activités, voire trois avec mes démarches personnelles. Tu pourras donner de mes nouvelles au groupe ! Je pense à vous et j’espère venir vous voir, même si je ne sais pas encore quand. La photo où tu pêches des pommes dans la bassine… j’adore ! Enfin, dis donc, il y a encore beaucoup de garçons au foyer ? Ou tu les collectionnes ? Gros bisous, Baptiste.

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Bienvenue, chère cliente ! Pardon… chère vacancière modèle, chère nouvelle sauvage à la peau en manque de soleil, chère femme pâle prête à tout casser pour marquer le maillot ! Chère future abonnée de nos plages de sable blanc parisiennes, Welcome au « Ukulélé Club » ! Vous serez accueillie comme il se doit, fille des villes, inculte, vide de savoir-vivre, le cerveau bouilli par votre téléphone portable et votre besoin de castrer les hommes. Fini les embouteillages de caddies pour des lingettes « cuvette de WC à pression d’air comprimé » ! Fini la quête glacée de la beauté intérieure virtuelle des magazines de quais de gare ! Vous êtes désormais libre ! Libre de choisir nos divers massages, nos divers masseurs, consultables sur le tableau au dos de votre porte de bungalow. Libre de profiter jour et nuit de notre piscine collective, ouverte de 7 h à 19 h. Notre cadre au paysage merveilleux n’attend plus que vous… Nos cocktails aux mille saveurs et autres additifs colorés vous aiment déjà ! Réservez donc votre place au bonheur paradisiaque promotionnel du « Ukulélé Club » par chèque ou cash, dans la limite des mètres carrés disponibles…

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Manifeste anti-matérialiste : l’homme est corps, énergie, vivant, inerte, tout cela à la fois, sans frontières, toujours, à chaque instant, partout. Je partage cette vision avec toi… peut-être à tort… mais je m’écoute, je m’écoute, je me sens, je sens, je suis. Trust in life around, trust in life, autour, en moi, en toi, en tout. Chacun est un tout, chaque souffle, chaque geste, chaque mot est un tout, alors l’exorcisme, le détour, le filtre, le masque… n’est qu’un leurre, une illusion, une fuite, un mensonge pour se protéger de ce que nous sommes, toujours, vivants et morts, à la fois.